Tetrao Urogallus

Toucan, Choucas, Macareux, Tiolu, Black Bird, Hocco... Parmi toutes les espèces de gracieux volatiles qui peuplent le Léman, il en est une en particulier qui appartient au patrimoine du CNS, celle du Tétras.  Construits en deux exemplaires entre 1987 et 1989, La Rioulle 2 et Salubido, restent toujours aussi performants et compétitifs : en 2019, Salubido remporte le Top Voile Léman Tour, le championnat de la côte française, en catégorie TCF2. Il est aussi toujours le détenteur du record entre Sciez et Saint-Prex aller-retour en 2h34. 

Cet article retrace l’histoire des Tétras, de la rencontre de ses constructeurs jusqu’à aujourd’hui.

 

La Rencontre

En 1981, Guy Gremion rentre en Haute-Savoie après un périple de 3 ans autour du monde, à bord d’un voilier de 11m en ferrociment qu’il a lui-même construit : « La Rioulle ».

En 1982, Michel Bournisien, membre du Cercle Nautique de Sciez fraîchement créé, acquiert son premier bateau, un Alcor baptisé « La Caisse à Yoyo ».

Lorsque par le fait du hasard, ces deux-là se retrouvent voisins, ils ont tôt fait de se trouver un point commun… Désormais tous deux membres du CNS, ils vont naviguer ensemble à bord de la « Caisse à Yoyo » de 1983 à 1987.

Frustrés par les performances de l’Alcor qui ne fait pas le poids face aux Banners 23 et 28 sortis des chantiers danois, et n’ayant pas les moyens financiers de s’en offrir un, ils décident de se lancer dans la construction de leurs propres voiliers. Un véritable défi pour les deux compères qui n’ont aucune expérience dans les composites, et ne savent pas par où commencer…

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La Conception

En 1985, à l’occasion du 15eme Grand Prix de Formule 40 qui se déroule à Genève, Guy et Michel rencontrent Michel Joubert, célèbre architecte et membre de l’Equipe Charente-Maritime. Après une discussion préliminaire sur la définition du cahier des charges, rendez-vous est pris chez Michel Joubert à la Rochelle.

Quelques semaines plus tard, Michel Joubert fournit tous les plans du projet (plans entièrement réalisés à la main). Estimant ne pas suffisamment connaître les conditions lémaniques, il renvoie toutefois les deux constructeurs en herbe vers André Fragnières pour finaliser les détails de la conception et le gréement.  

Tous deux très intéressés par le projet, Michel Joubert et André Fragnières ont contribué à titre gracieux au développement de ce voilier avant-gardiste. 

A cette époque la jauge ACVL (catégorie D) impose peu de contraintes : une longueur de coque de 7,80 m maximum, une largeur maxi de 3,04 m et un retour de galbord dont la flèche en creux ne peut excéder 5 cm. 

Les ailes, qui permettent d’augmenter le couple de rappel ont été dessinées au maximum de la limite autorisée par la jauge. Le bord des ailes, droit et très complexe à mettre en œuvre, permet aux trois trapézistes d’avancer ou de reculer au maximum en fonction des allures.

Il en résulte des mensurations impressionnantes pour un voilier de cette taille et une allure d’avion de chasse :

Longueur : 7,78 m 
Largeur : 3,04 m

Déplacement : 950 kg 
Tirant d’eau : 1,85 m

Surface de voile au près : 45m2
Surface de voile au portant : 100 m2

André Fagnières était déjà le concepteur du Toucan et du Choucas. Pour rester dans la tradition des noms d’oiseaux, Guy, également Guide de Haute Montagne, propose de baptiser le projet « Tétras », un coq de bruyère de nos montagnes.  

La Construction

Hiver 1986, le chantier s’installe à Massongy, dans le jardin de Guy, dans un garage construit spécialement pour l’occasion à la dimension du moule de la coque. 

Toutes les résines, tissus et mousses nécessaires à la réalisation de l’ensemble coque-pont en mousse stratifiée sont achetés en France, entre Lyon et Annecy. Les éléments d’accastillage et du gréement, à l’exception des mâts, proviennent de Suisse allemande. 

Le chantier débute par la construction du moule dans lequel les deux coques vont être réalisées l’une après l’autre. Vient ensuite la construction des deux ponts dans un deuxième moule. Une coque et un pont sont stockés dans une grange attenante pendant l’assemblage de la première coque dans un moule femelle, indispensable à la mise en place des raidisseurs, des varangues et des cloisons.

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L’assemblage coque-pont est stratifié côté intérieur et extérieur, ce qui explique en partie pourquoi ces voiliers ont si bien traversé le temps. De la mousse stratifiée est aussi utilisée pour tous les pans du cockpit, le roof et le capot avant. 

Précisons qu’à cette période l’architecture navale ne dispose pas de tous les outils numériques d’aujourd’hui et beaucoup d’incertitudes subsistent sur la résistance des matériaux et la mise en œuvre des stratifiés. 

Des renforts en tissu kevlar sont initialement prévus au niveau des cadènes et de la fixation de la quille mais d’autres zones vont être renforcées au fur et à mesure de la construction, ce qui rendra finalement les deux bateaux légèrement plus lourds que prévu. 

Comme pour la coque et le pont, les deux voiles de quille et les deux safrans en polyester sont réalisés les uns après les autres dans des moules spécifiques.  

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Le plomb contenu dans la quille est constitué pour moitié de plombs d’équilibrage de roues récupérés dans les garages alentour et chez des ferrailleurs pour l’autre moitié. Fondu dans une marmite sur un braséro, le plomb est coulé par lampées de 5 kg dans le voile de quille préalablement plongé dans un grand récipient rempli d’eau pour éviter les surchauffes. 

A la fin des années 80 les mâts en carbone sont rares et extrêmement onéreux. Le choix se porte sur un mât en aluminium anodisé à section variable dont tous les ancrages sont soudés, sans aucun rivetage. 

Ces mâts de 14 mètres ont été fournis par un fabricant italien basé à Modène, non loin des usines Ferrari. Un défaut dans la fabrication a contraint le fabricant à livrer un deuxième jeu de mâts. Les deux premiers mâts n’ont cependant jamais été récupérés : si l’un dort toujours dans le potager de Guy, l’autre, planté au sommet du Col du Feu, soutient la manche à air des parapentistes au décollage de La Chapelle des Hermones. 

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Le premier exemplaire des Tétras, « La Rioulle 2 », est mis à l’eau en Juillet 1988 (en patois savoyard « faire la Rioule » signifie « faire la fête hors de chez soi »).

Guy et Michel vont alors s’imposer des périodes de travail très régulières : tous les mercredis soir de 17h00 à minuit et tous les samedis pour achever la construction de « Salubido » (les deux premières syllabes des prénoms des deux enfants de Michel, Sabine et Ludovic), qui est finalement mis à l’eau un peu plus d’un an après, en 1989. 

La construction des deux Tétras aura nécessité plus de 7000 heures de travail.

Ils sont en tous points identiques, même si Salubido a tiré les enseignements d’une saison de régate sur La Rioulle : l’emplacement des rails de génois a été modifié et l’accès à la cabine a été rehaussé pour éviter d’embarquer de l’eau dans la cabine quand le bateau « part au tas ».

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Apprivoiser l’Oiseau

La première sortie de La Rioulle se fait avec de vieilles voiles de Choucas, prêtées par André Fragnières pour convoyer le bateau à Genève où ce dernier procède à la mise au point du jeu de voiles. 

S’en suivra une période de prise en main décrite par son propriétaire comme « très difficile ». La première régate, disputée à Meillerie, est catastrophique. Farouche, le Tétras n’en fait qu’à sa tête et n’est pas facile à apprivoiser : l’équipage enchaîne les manques à virer. Aux allures portantes, le roulis devient rapidement incontrôlable et conduit irrémédiablement à des départs à l’abattée spectaculaires… 

Le poids de l’équipage et sa répartition sont des facteurs essentiels à la performance du Tétras. Les quatre équipiers sont sélectionnés pour leur gabarit : seul le pianiste est un poids plume, les autres ne pèsent pas moins d’un quintal… et une chose est certaine à bord d’un Tétras, assiduité ne rime pas avec austérité ! Les anecdotes et les parties de franches rigolades vont très vite venir renforcer la cohésion de l’équipage. 

Une fois maîtrisés, les Tétras se révèlent être de redoutables régatiers, qui vont remporter de nombreuses épreuves, dont une belle troisième place au Bol d’Or pour La Rioulle. Les performances vont même parfois s’avérer « renversantes » … 

L´Enfant Terrible

X de Sciez 1991. Rafales de sud-ouest, pluie horizontale, mauvaise visibilité. Les concurrents réduisent la toile. La Rioulle est largement en tête au général, le bord Saint-Prex – Thonon vient d’être avalé au reaching à une vitesse de 17 nœuds.  La bouée de Thonon est virée et La Rioulle repart à pleine vitesse en direction d’Yvoire quand elle enfourne violemment dans une vague, se dresse sur son étrave, puis retombe sur le flan, brutalement arrêtée dans sa course. Les cinq équipiers (dont Guy Gremion, Denis Hannappe et le regretté Serge Virgili, tous trois membres du CNS) sont éjectés par-dessus bord et dans la grand-voile, empêchant le bateau de se redresser. Le capot avant a été arraché et la porte de la descente a disparu, l’eau s’engouffre dans la cabine et le bateau finit par chavirer, quille en l’air. L’équipage reprend ses esprits et parvient à redresser le bateau qui n’a pas démâté malgré la violence du choc. Grâce à des caissons remplis de mousse à l’avant et à l’arrière de la coque qui viennent s’ajouter à la mousse qui constitue la coque, les Tétras sont insubmersibles. Remplie d’eau, La Rioulle reste à la surface de l’eau, mais reste très instable et dérive rapidement. Les vents tournent et la flotte de l’X ne suit pas la même trajectoire que La Rioulle, aucun concurrent n’aperçoit le bateau en détresse. Trempé, l’équipage qui va attendre près d’une heure trente accroché au bateau, ne doit son salut qu’à un voilier qui rentre par hasard de Lausanne et qui va finalement secourir les cinq rescapés. 

Ce qu’ils ignorent, et aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est que sur les Hauts de Marin une femme qui scrutait le Lac à la jumelle a assisté à la scène et a prévenu les pompiers.

Quand les sauveteurs arrivent sur les lieux du naufrage, personne ne se trouve à bord, et tous pensent que l’équipage a disparu.   

L’épilogue, qui aurait pu être dramatique, prend finalement des allures de film comique : lorsque les cinq « disparus » arrivent au Port de Thonon pour signaler leur mésaventure, les pompiers et La Rioulle sont sous la grue. Le remorquage a endommagé toute la partie avant et de gros travaux de réparation sont nécessaires. Retour à Massongy…

Guy Gremion va ensuite céder des parts à trois autres membres du CNS : Alain Veyrat, Serge Virgili et Jean-Marc Rollin deviennent copropriétaires de La Rioulle. L’équipage, pas plus assagi, va démâter pendant Histoire d’O. Jean-Marc Rollin, le plus léger de la bande et assigné au piano, avoue se retrouver souvent seul à bord, pendu à un winch du cockpit, alors que ses camarades goûtent aux joies de la baignade…

En 2003 La Rioulle végète dans le Port de Sciez et ne navigue plus depuis plusieurs mois. Courte période de répit…  

Patrick Blancgonnet du CNS, Lionel Vulliez, Vincent Simoneau et Norbert Ollive de la SNLF se portent alors acquéreurs et forment une association loi 1901 nommée «La Rioule».  A partir de là et jusqu’à aujourd’hui, La Rioulle devient La Rioule, et Thonon son nouveau port d’attache. 

Les nouveaux propriétaires vont entreprendre quelques modifications : ils installent un bout dehors et un gréement à barre de flèches poussantes pour éliminer les bastaques. 

Mais les cadènes d’origine du Tétras, en aluminium, n’ont pas été calculées pour ce type de gréement. Peu de temps après le départ d’un Bol d’Or, devant Hermance, la pression exercée arrache les cadènes et La Rioule démâte une fois de plus. 

Peu de temps après, pendant un X de Sciez, La Rioule talonne violemment au large d’Yvoire, l’équipage est blessé et le Tétras est convoyé en urgence à Ripaille pour être gruté et éviter qu’il ne se remplisse d’eau… 

Pour pouvoir mettre le gréement en tension sans que la coque ne se déforme, un tube de renfort est installé à l’intérieur, relié à des câbles qui reprennent les efforts sur les cadènes. 

L’installation d’un bulbe de quille a également été étudiée mais n’a jamais abouti.

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L’association « La Rioule » est transmise en 2015 à quatre nouveaux membres, moniteurs de voile à la SNLF : Hugo Deville, Nicolas Desuzinge, Antoine Lacombe et Nicolas Ponsot. 

Le tableau arrière a dû être rénové en 2019. Naviguant souvent en équipage réduit, la surface de voile a été réduite et La Rioule ne navigue plus sous génois mais seulement sous foc et les rails d’écoute de génois ont été retirés. Sa dernière participation au Bol d’Or remonte à 2017.

Aujourd’hui l’objectif de Hugo et Nicolas est de reformer un équipage et de trouver de nouveaux copropriétaires pour investir dans l’association. Bien que navigable en l’état, un jeu de voiles neuves permettrait à La Rioule d’être à nouveau performante. 

L´Enfant Modèle

 

Contrairement à son jumeau, et bien que tout aussi performant, Salubido skippé par Michel Bournisien, mène une vie sans histoire, sans avarie majeur à déplorer. 

Manu Pittet, moniteur de la Base Nautique de Sciez, fait partie de l’équipage entre 1991 et 1996. Lazériste à cette époque, il se souvient d’un voilier qui offre des sensations de barre très poches de celles d’un dériveur. Il en garde aussi quelques souvenirs marquants : harponnage sur la ligne de départ du Bol d’Or, réparation de fortune de la coque, et finalement un record de vitesse à 24,7 nœuds au surf établi sur le trajet retour par une bise de 35 nœuds. Sur les régates long parcours et par légère brise, les trapézistes dormaient au trapèze. Mais au-delà des performances de ce voilier si « particulier », il garde aussi le souvenir d’une fabuleuse aventure humaine.

Michel Bournisien cède Salubido à Guilaine Meynet en 2000. Guilaine et Pierre Meynet aiment ce bateau sur lequel ils ont fait le Bol d’Or deux ans auparavant. Ils forment un équipage familial avec leurs fils Florent et Jean, complété par Denis Hannappe au poste de numéro un. 

Salubido court le Bol d’Or en 2005 et termine 10eme de sa catégorie.

En 2006 on découvre des cloques sous la ligne de flottaison. La carène est entièrement refaite à l’époxy et la coque est intégralement repeinte. 

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En 2011 Pierre récupère au Chantier Psaros le mât carbone endommagé d’un catamaran qui a dessalé au mouillage dans la rade de Genève. Il passe tout l’hiver à le réparer, couche par couche. Ce mât n’a pas de barres de flèches et est uniquement soutenu par deux bas-haubans en textile et un système de double bastaques combinées à un double pataras sur un palan commun. Plutôt épais, il pèse autant que le mât d’origine en aluminium. Les cadènes d’origine en aluminium, déjà remplacées par des cadènes en inox renforcées, sont déplacées derrière la pointe des ailes pour mieux mettre le gréement en tension. D’après Pierre ces modifications n’améliorent pas les performances mais rendent les réglages beaucoup plus simples et confortables pour l’équipage. Il est probable que La Rioule, dont le gréement est plus rigide, soit plus rapide dans le petit temps.  

Deux anecdotes ont marqué la carrière de Salubido depuis 2000.

Pendant une régate du CNS, le stick de barre cède et Guilaine, au trapèze, se retrouve à l’eau, coincée entre Salubido et le Class 8 d’un certain Paul Camps, qui dans le feu de l’action va la hisser sur le pont de son Class 8 à bout de bras.    

Au printemps 2019, Salubido est hiverné sur sa remorque. En soulevant le bateau pour tenter de nettoyer la partie de la coque masquée par les patins, Salubido tombe de sa remorque. Plus de peur que de mal, les dégâts sont mineurs et vite réparés. 

Heureux vainqueur de la grand-voile neuve offerte par Top Voiles en 2019, la Famille Meynet a hâte d’aller essayer sa nouvelle robe !

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Epilogue

« Beau jouet », « très bon support de formation », « toujours dans le coup », « sensations de dériveurs », tous les marins qui ont eu ces bateaux entre les mains sont unanimes : ils sont remarquablement bien construits, ne laissent apparaître aucune fissure après plus de trente ans et sont toujours compétitifs. Et au-delà de leurs performances, ils ont été et restent de fabuleux vecteurs d’émotions, et incarnent l’esprit d’équipe.

Quelques pages leur sont consacrées dans l’ouvrage de Pierre Moquard « Les Sorciers de la Voltige ». Nul doute qu’il faille une âme de voltigeur pour embarquer sur un Tétras…

Les propriétaires actuels s’interrogent sur l’avenir de leurs bateaux, mais tous ont la même préoccupation : tout mettre en œuvre pour que les Tétras continuent à naviguer ! 

Remerciements

Guy et Annie Gremion, Michel et Nadine Bournisien, Denis Hannappe, Jean-Marc Rollin, Lionel Vulliez, Hugo Deville, Pierre Meynet, Bernard Vèze, Manu Pittet.

Si ces bateaux vous intéressent, nous vous invitons à rejoindre « Tetrao Urogallus », le groupe Facebook des Amoureux du Tétras